IL est temps de mettre fin à la berceuse qui endort Maurice depuis des décennies. Le discours officiel se complaît dans un dogme confortable et dangereusement obsolète : le rôle de l’État serait de « créer un environnement propice » et d’attendre, les bras croisés, que le miracle du secteur privé opère la transformation économique.

Cette idée est une imposture. Un tranquillisant intellectuel qui nous mène droit à la stagnation perpétuelle. Dans les grandes économies continentales dotées de secteurs privés puissants et innovants, peut-être. Mais pour une petite économie insulaire, géographiquement isolée, structurellement fragile, avec un secteur privé confiné dans des activités traditionnelles à faible valeur ajoutée, croire à cette fable relève de l’irresponsabilité.

Quel marché va nous transformer ?

Parlons franchement. Quel marché ? Le commerce de détail ? La restauration ? L’import-distribution ? Quelques hôtels ? Appelons les choses par leur nom : notre secteur privé, aussi respectable soit-il, n’a ni la capacité, ni les ressources, ni la vision nécessaire pour transformer structurellement notre économie. Ce n’est pas un jugement de valeur, c’est un constat factuel.

Quand nos entrepreneurs investissent, leur rationalité économique les pousse vers le court terme et le faible risque : l’immobilier, l’importation, les centres commerciaux. Ces derniers ont pour effet de concurrencer les petits commerces et les faire disparaitre. Cela ne crée pas de valeur ajoutée.

Jadis, le secteur privé était dans l’exportation et dans l’industrie de substitution aux importations. Depuis plus de deux décennies, tous les gouvernements l’ont encouragé à faire de l’argent facile et à négliger les secteurs qui aident notre balance des paiements et l’emploi.

Dernièrement, le MSM a planté le dernier clou dans le cercueil avec ses mesures démagogiques et populistes qui ont affecté nos entreprises. Le MSM a aussi signé des accords de libre-échange avec des géants tels que la Chine, l’Inde et l’Egypte. Ce qui a achevé notre secteur productif, même alimentaire.

Le laisser-faire dangereux

Pendant que nous nous contentons de « faciliter », les pays que nous admirons ont agi. Le développement n’est jamais spontané ; il est toujours organisé, planifié, orchestré.

Singapour ? Son succès n’est pas le fruit du laisser-faire mais de la planification la plus rigoureuse au monde. L’Economic Development Board du Singapour n’a pas « créé un environnement propice » ; il a identifié, ciblé, financé et construit des secteurs entiers, de l’électronique à la biotechnologie, forçant l’alignement entre éducation, recherche, industrie et finance. Résultat : d’un port colonial à la troisième puissance financière mondiale en 60 ans.

Israël ? Face à un secteur privé trop prudent pour financer l’innovation, l’État a créé de toutes pièces un marché du capital-risque via le programme Yozma. Il a utilisé son appareil de défense comme incubateur de talents technologiques. L’État n’a pas été un facilitateur passif ; il a été le catalyseur actif, le planificateur en chef.

L’Irlande ? Son décollage n’est pas un miracle libéral mais le résultat de plans industriels ultraciblés de l’Industrial Development Authority pour attirer des secteurs spécifiques : pharmaceutique, technologies de l’information, services financiers.

Et que dire du Japon où le gouvernement a aidé les entreprises à émerger et qui sont devenues aujourd’hui des championnes du monde.

Ironie cruelle : Maurice elle-même condamne son présent par son passé. Nos décennies de croissance (1970-2000) n’ont pas été le fruit du hasard mais de plans quinquennaux rigoureux qui ont orchestré notre diversification : de la canne à sucre vers le textile, puis le tourisme, puis les services financiers. Chaque transition a été planifiée, anticipée, coordonnée par un État qui savait encore gouverner.

Le message de l’histoire est d’une clarté aveuglante : aucune petite économie n’a réussi sans planification stratégique. Aucune. Jamais. Nulle part.

Notre improvisation suicidaire

Que faisons-nous pendant que le monde avance ? Nous n’avons littéralement rien de ce qui est nécessaire pour planifier sérieusement : pas de ministère de la planification fonctionnel, pas de commission rattachée au sommet de l’État, pas de bureau technique capable d’élaborer des plans sectoriels, pas de banque de données sur nos ressources, pas de système de veille économique, pas de mécanisme pour tirer les leçons de nos erreurs.

Nous avons à la place des « documents d’orientation » creux, des « stratégies sectorielles » éparses qui ne se parlent jamais, des « plans d’action » ni financés ni suivis. Nous gérons une économie de plusieurs milliards comme une épicerie de quartier : au feeling, selon l’humeur du ministre et les pressions politiques du moment.

Les conséquences sont sous nos yeux : infrastructures incohérentes sans vision d’ensemble, investissements publics non coordonnés avec les besoins sectoriels, milliers de jeunes formés pour des emplois inexistants, importation coûteuse de compétences que nous aurions pu développer il y a dix ans, secteurs économiques fonctionnant en silos hermétiques, ressources rares gaspillées dans des projets politiquement et personnellement motivés mais économiquement non prioritaires.

Chaque année sans planification réelle est une année de retard irréversible qui s’accumule. Pendant que nous tergiversons, Singapour planifie déjà son économie de 2050. Maurice ne sait même pas à quoi ressemblera 2030.

L’État-Architecte ou l’État-Concierge

Notre drame tient en une confusion fatale : nous confondons le rôle d’Architecte avec celui de Concierge. Le Concierge entretient les couloirs et répare les fuites – c’est exactement ce que nous appelons pompeusement « créer un environnement propice ». L’Architecte, lui, dessine le plan d’ensemble, coordonne tous les corps de métier, supervise l’exécution, anticipe les problèmes, garantit que la vision se concrétise.

Aujourd’hui, Maurice n’a ni plan ni architecte. Juste un concierge qui passe le balai pendant que l’immeuble s’effondre.

Le choix pour Maurice n’est pas « État contre Marché » – ce faux débat masque l’inaction. Le vrai choix est entre un État Passif, qui garantit le déclin, et un État Développeur qui identifie les secteurs stratégiques, investit massivement dans les infrastructures et la formation, coordonne l’alignement entre éducation et industrie, absorbe les risques initiaux, planifie sur vingt ans tout en restant adaptatif.

Ce n’est pas du dirigisme soviétique. C’est du développement intelligent, pratiqué avec succès par tous les pays qui ont réussi leur transformation.

L’urgence d’agir

Nous devons immédiatement créer un Economic Planning Board avec à sa tête un vrai connaisseur et patriote ; établir un cadre légal qui institutionnalise la planification ; élaborer un plan stratégique à vingt ans avec objectifs quantifiés ; développer des plans sectoriels intégrés ; mettre en place un système de veille stratégique ; créer un mécanisme rigoureux d’évaluation et d’apprentissage.

Le choix est d’une simplicité brutale : soit nous adoptons maintenant une approche rigoureuse de planification stratégique, soit nous acceptons notre déclin programmé. Il n’y a pas de troisième voie. Pas de miracle du marché qui nous sauvera. Pas de « main invisible » qui transformera spontanément notre économie moribonde.

Le jugement de l’histoire

Dans vingt ans, quand Singapour, le Rwanda, le Vietnam auront progressé pendant que Maurice aura stagné, quand nos jeunes talents auront quitté l’île, quand notre niveau de vie relatif aura encore baissé, nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas.

L’heure de la planification a sonné. C’est cela ou le déclin irréversible. Le choix appartient aux décideurs. La responsabilité historique est la leur. Les générations futures les jugeront sur leurs actes, pas sur leurs discours.

Thomas Crook

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