LA réponse est parfois plus révélatrice que le silence. Face à l’appel pour une transformation économique structurelle, le Cabinet vient de livrer… un plan d’aménagement du territoire. Toujours donc cette obsession et cet attrait pour les contrats à allouer.
La “National Development Strategy” se pare d’un titre ambitieux pour livrer une réalité médiocre : six thèmes sur le développement urbain durable, 22 politiques stratégiques sur l’utilisation des terres, 83 politiques de soutien pour décider où construire, où protéger, où tracer des routes. Un arsenal bureaucratique impressionnant pour… organiser l’espace physique de l’île.
Traduisons sans fard : le gouvernement nous promet des pistes cyclables, des espaces verts accessibles, un light rail éventuel, et une “île connectée”. Tout cela jusqu’en 2040.
Mais connectée pour produire quoi ? Des espaces verts pour une population qui travaillera dans quels secteurs ? Avec quelles compétences ? Pour créer quelle valeur ?
Smart Cities et cie
On l’a compris, des centaines d’arpents de cannes à sucre et autres terrains agricoles seront appelés à faire place à encore plus de Smart Cities. Pour les super riches, notamment étrangers, et, bien sûr, pour permettre aux gros propriétaires terriens de faire de l’argent facile.
Lisez attentivement la décision du Cabinet. Comptez les occurrences de termes économiques vitaux :
“Secteurs économiques stratégiques” : zéro
“Innovation technologique” : zéro
“Recherche et développement” : zéro
“Compétitivité internationale” : zéro
“Substitution aux importations” : zéro
“Montée en compétences” : zéro
On mentionne vaguement “diversified tourism” sans dire vers quels segments ni comment. On évoque “modernised industry” en une demi-ligne perdue dans un océan de politiques d’urbanisme, sans préciser quelles industries, avec quels capitaux, quelles technologies. On parle “d’innovation agricole” – un vœu pieux creux alors que notre agriculture représente 2% du PIB et ne cesse de décliner.
Aucun secteur économique n’est ciblé. Aucune stratégie industrielle n’est esquissée. Aucune coordination éducation-industrie n’est proposée. Rien que de l’immobilier. On a déjà oublié l’éclatement de la bulle spéculative immobilière espagnole et grecque de 2007 et 2008.
𝐋𝐚 𝐜𝐨𝐧𝐟𝐮𝐬𝐢𝐨𝐧 𝐟𝐚𝐭𝐚𝐥𝐞
Le gouvernement confond deux choses radicalement différentes : le land use planning (Comment organiser physiquement notre territoire ?) et la planification développementale (Comment transformer structurellement notre économie ?)
C’est la différence entre décider où construire une usine et décider quelle industrie développer pour les 20 prochaines années.
Dans les années 1960, Singapour n’a pas simplement zoné des terrains industriels. Son Economic Development Board que Maurice a mal copié, a identifié l’électronique comme secteur stratégique, financé massivement la formation technique spécialisée, négocié avec Texas Instruments et Hewlett-Packard, créé les infrastructures dédiées, coordonné universités et industrie. Résultat : de zéro à un leader mondial des semi-conducteurs en deux décennies.
Le Vietnam n’a pas laissé faire le marché. Son Ministry of Planning and Investment a ciblé l’électronique et l’assemblage technologique, investi dans la formation technique, attiré Samsung qui y emploie aujourd’hui 160 000 personnes. Résultat : exportations manufacturières passées de 5 à 280 milliards de dollars en vingt ans.
Le Rwanda – dévasté par le génocide il y a 30 ans – a créé un Development Board qui cible les TIC, finance les infrastructures numériques, négocie avec Microsoft, coordonne formation et besoins sectoriels. Résultat : croissance moyenne de 7,5% depuis 20 ans, hub technologique africain émergent.
Même l’Europe déverse des milliards dans les industries de l’énergie, des semi-conducteurs et de la défense (RePower EU, ReArm Europe, European Chips Act.) Et que dire des Etats-Unis qui ont financé à hauteur de $ 39 m le secteur des puces électroniques.
Maurice en 2025 planifie… des routes.
𝐋’𝐚𝐦𝐧𝐞́𝐬𝐢𝐞 𝐡𝐢𝐬𝐭𝐨𝐫𝐢𝐪𝐮𝐞
L’ironie cruelle ? Maurice renie son propre passé glorieux. Nos décennies de succès (1970-2000) ont reposé sur des plans quinquennaux rigoureux qui identifiaient des secteurs cibles (textile, tourisme, services financiers), investissaient massivement dans les infrastructures spécifiques, formaient la main-d’œuvre nécessaire, coordonnaient tous les acteurs.
La zone franche textile n’a pas émergé d’un “environnement propice”. Elle a été planifiée, financée, négociée avec des partenaires internationaux. Notre secteur financier offshore n’est pas le fruit du hasard mais de législations ciblées et d’accords fiscaux stratégiques.
Aujourd’hui, nous avons sacrifié nos propres recettes qui ont marché pour le pays en faveur de politiques foncières qui ne serviront qu’à quelques groupes et cela au détriment du pays et de ses habitants.
𝐂𝐞 𝐝𝐨𝐧𝐭 𝐌𝐚𝐮𝐫𝐢𝐜𝐞 𝐚 𝐯𝐫𝐚𝐢𝐦𝐞𝐧𝐭 𝐛𝐞𝐬𝐨𝐢𝐧
Ce qui manque cruellement n’est pas dans cette NDS : –
Un Economic Planning Board avec de vrais pouvoirs, rattaché au Premier ministre, mandaté pour transformer l’économie – pas pour tracer des routes et des pistes cyclables.
L’identification rigoureuse de 3-5 secteurs stratégiques où Maurice peut développer un avantage compétitif réel. Pas des vœux pieux, mais une analyse froide de nos atouts face à la demande mondiale.
Un plan d’investissement massif dans les infrastructures spécialisées, la formation ciblée, la R&D sectorielle – financé, chiffré, pas vaguement évoqué.
Une coordination systématique entre éducation, recherche, industrie et finance – avec objectifs quantifiés, suivis trimestriellement, évalués impitoyablement.
Un système de veille stratégique pour anticiper les disruptions et ajuster les plans.
Rien de tout cela dans la NDS. Rien.
𝐋𝐞𝐬 𝐜𝐨𝐧𝐬𝐞́𝐪𝐮𝐞𝐧𝐜𝐞𝐬 𝐩𝐫𝐞́𝐯𝐢𝐬𝐢𝐛𝐥𝐞𝐬
Nos jeunes diplômés continueront d’émigrer, non par manque de pistes cyclables, mais par absence d’emplois à haute valeur ajoutée. Notre balance commerciale se dégradera encore, non par manque de zonage urbain, mais par absence de secteurs exportateurs compétitifs. Notre productivité stagnera, non par manque d’espaces verts, mais par absence d’innovation.
Dans 15 ans, quand le Rwanda aura son secteur technologique florissant, quand le Vietnam sera un hub manufacturier sophistiqué, Maurice aura de jolis échangeurs, routes, ponts et des ghettos.
On ne transforme pas une économie en planifiant des infrastructures routières.
Activisme bureaucratique
Le Cabinet avait une opportunité historique. Face aux critiques documentées, face à l’évidence du déclin relatif, face aux exemples internationaux qui démontrent la voie, le gouvernement pouvait choisir la rupture courageuse.
Il a choisi la continuité confortable.
On ne demandait pas du zonage urbain. On réclamait une vision économique.
On ne demandait pas encore de routes. On exigeait une stratégie industrielle.
On ne demandait pas un plan d’aménagement. On suppliait pour un plan de transformation.
Le Cabinet a livré exactement ce que Maurice fait depuis 25 ans : des demi-mesures techniques pour éviter les décisions stratégiques. Des réponses à côté pour esquiver les vraies questions. De l’activisme bureaucratique pour masquer l’absence de vision.
𝐋𝐞 𝐯𝐞𝐫𝐝𝐢𝐜𝐭
Cette NDS est une imposture sémantique. Elle s’approprie le vocabulaire de la planification développementale (development strategy) pour livrer un simple exercice d’aménagement du territoire. Avec autour quelques verdures et des routes cyclables pour embellir l’opération de communication. Tout cela, pour donner l’illusion qu’on agit.
Le gouvernement préfère la facilité du zonage urbain – territoire connu, compétences disponibles, décisions techniques – à la complexité effrayante de la transformation économique qui exigerait vision, courage, et surtout la capacité d’assumer des choix stratégiques.
L’histoire retiendra que notre gouvernement n’a choisi de tracer que des routes.
Le déclin de Maurice ne sera pas un accident. Ce sera un choix. Un choix fait en toute connaissance de cause, par facilité, par lâcheté intellectuelle, par irresponsabilité historique.
Cette NDS en est la preuve accablante.
Thomas Crook
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